44.
Dès qu’il vit le colosse approcher, le garde de la première porte d’enceinte du palais sut qu’il risquait des ennuis. Aussi pointa-t-il sa pique vers le ventre de l’inquiétant visiteur tout en appelant d’autres soldats à la rescousse.
— Mon nom est Paneb l’Ardent, je suis le maître d’œuvre de la Place de Vérité et je désire voir de toute urgence la reine Taousert.
Si l’artisan n’avait pas évoqué la mystérieuse confrérie dont le plus ignare des militaires avait entendu parler, le garde lui aurait fait passer un mauvais moment.
Un gradé arriva.
Paneb déclina de nouveau son nom et son titre.
— Êtes-vous bien ce que vous prétendez être ?
— Sur Pharaon, je le jure.
— Je préviens le secrétariat de Sa Majesté.
— C’est elle qu’il faut alerter, et tout de suite.
— Impossible ! Vous devez attendre une audience officielle et...
— Croyez-moi, je n’ai pas le temps d’attendre.
Dans les yeux du colosse, le gradé observa une étrange lueur qui n’avait presque rien d’humain.
— Patientez ici... Je vais essayer.
Les soldats furent soulagés. Eux aussi avaient senti que le colosse tenterait de forcer le passage et que ses poings seraient dévastateurs.
Paisible, Paneb s’assit en scribe. Les piques se relevèrent les unes après les autres.
Une longue heure s’écoula sans que le colosse manifestât le moindre signe d’impatience. Puis apparut un scribe accompagné de quatre gardes d’élite armés d’épées courtes.
Le maître d’œuvre se releva.
— Veuillez me suivre. Sa Majesté accepte de vous recevoir.
Estomaqués, les soldats se rendirent à l’évidence : le pouvoir magique de la Place de Vérité n’était pas une légende.
Tout en gravissant un escalier monumental puis en parcourant un long couloir, Paneb songea à la manière dont Néfer le Silencieux se serait comporté en abordant une souveraine : aller à l’essentiel et ne pas mâcher ses mots. Mais il possédait un calme qui n’était pas la qualité majeure de l’Ardent.
Le haut plafond de la salle d’audience était soutenu par deux colonnes de porphyre et les murs décorés de palmettes et de spirales d’un bleu tendre.
Assise sur un siège en bois d’ébène dont les pieds avaient la forme de pattes de lion, la reine était vêtue d’une austère tunique brune. Ses cheveux rassemblés en un chignon maintenu par des aiguilles d’or laissaient dégagé un visage à l’ovale parfait. Un léger maquillage mettait en valeur la délicatesse de ses traits qui faisait de Taousert la plus belle femme d’Égypte.
Subjugué, Paneb s’inclina.
— Pourquoi ce long voyage sans demande officielle d’audience, maître d’œuvre ?
— Parce que l’ordre que vous m’avez donné ne tient pas compte des réalités du terrain.
— Sois plus clair !
— La demeure d’éternité du pharaon Siptah est prête à recevoir son corps de lumière. Comme de règle, elle paraîtra inachevée, mais il est exclu de l’agrandir ou de la prolonger, car la roche n’est pas sûre. Nous sommes presque certains de provoquer une catastrophe.
— « Presque certains », dis-tu... Pourquoi cette restriction ?
— Simple prudence de langage. Féned le Nez et moi-même n’avons aucun doute : il ne faut pas percer plus avant. Je tenais à vous transmettre cette information de manière orale pour qu’elle demeure confidentielle.
La reine se leva et s’adossa avec grâce à une colonne.
— Je t’en sais gré, Paneb ; mais apprécies-tu correctement la portée d’un ordre émanant du sommet de l’État ?
— Je n’ignore pas que Pharaon est le chef suprême de la confrérie et que je lui dois obéissance.
— Peut-être considères-tu que les décisions d’une régente sont négligeables !
— Certes pas, Majesté ; et c’est pourquoi j’ai tenu à plaider ma cause à Pi-Ramsès où, dès mon arrivée, on a tenté de m’assassiner.
Taousert fut stupéfaite.
— Qui a osé ?
— J’ai mis en fuite une bande de mercenaires, mais j’ignore le nom du commanditaire.
— Seth-Nakht, bien sûr... Pendant ton séjour dans la capitale, tu résideras au palais, et deux soldats garderont ta chambre. Tu dois comprendre que j’ai besoin de temps, Paneb, et que l’unique moyen d’en obtenir consiste à augmenter la période de deuil. Et la seule façon d’y parvenir est de reprendre les travaux dans la tombe de Siptah. Si tu refuses, tu me condamnes à mort.
— Majesté...
— Les soixante-dix jours de momification ne me suffisent pas. Il m’en faut beaucoup plus.
— Détruire l’œuvre accomplie serait une faute impardonnable.
— Je ne te demande ni de détruire, ni de construire une autre tombe. Cette tâche prendrait trop de temps, et je dois rester dans les limites de l’acceptable pour mes adversaires.
— Quelles sont-elles, Majesté ?
— Cent jours de plus. Si tu prends les précautions nécessaires, tu réussiras.
— Nous sommes certains de tomber dans un puits funéraire et de causer de graves dommages à la tombe, sans évoquer la rupture d’harmonie que causeraient de tels travaux. Le corps de lumière du roi Siptah ne se trouverait plus dans le creuset alchimique qui a été conçu spécialement pour lui, et sa survie deviendrait incertaine.
La reine ferma les yeux quelques instants.
— Tu ne pouvais avancer meilleur argument, maître d’œuvre. J’éprouvais une profonde affection pour le pharaon défunt et je n’accomplirai aucun geste susceptible de lui nuire. Mon ordre est donc annulé, et le vizir Hori t’écrira pour confirmer cette décision.
Taousert contempla le colosse.
— La Place de Vérité sort toujours victorieuse des combats qu’elle mène, n’est-ce pas ? Elle devrait m’offrir un peu de sa force.
— Je comptais vous le proposer, Majesté.
La régente fut intriguée.
— S’il est impossible de modifier l’architecture et la décoration de la tombe de Siptah, pourquoi ne pas jouer sur le mobilier funéraire ? Commandez-nous des lits, des trônes, des vases et d’autres objets de première qualité que nous n’aurons pas le temps de fabriquer pendant la quarantaine de jours qui nous séparent de la fin de la momification. Sans vous mentir et sans trahir l’esprit de la confrérie, je vous répondrai qu’il nous faut un délai supplémentaire. Un délai d’au moins trois mois.
— L’idée est séduisante, Paneb. Mais Seth-Nakht sait que l’équipement funéraire de Siptah est déjà prêt et il connaît la compétence des membres de la confrérie. Façonner quelques pièces supplémentaires ne vous prendra pas autant de jours.
L’objection de la reine était pertinente. Elle retourna s’asseoir, le visage grave.
— Grâce à la pierre de lumière, vous créez de l’or, n’est-il pas vrai ?
Le maître d’œuvre tarda à répondre.
— Dans certaines conditions...
— Voici donc ce que j’annoncerai à la cour : d’ultimes travaux seront effectués dans la tombe de Siptah, et plusieurs objets exceptionnels seront créés, notamment des sceptres, des couronnes et une grande chapelle en or. La quantité nécessaire sera sortie du Trésor et livrée dès que possible au village par bateau spécial.
— En ce cas, inutile de procéder à une fabrication alchimique.
— Au contraire, maître d’œuvre ! De manière à provoquer la réaction de Seth-Nakht, j’exigerai un monceau d’or. Il protestera haut et fort en affirmant que le Trésor devra bientôt financer un effort de guerre et qu’il ne doit pas se démunir de ses richesses. Après discussion, je m’inclinerai, sans pour autant renoncer à mes exigences concernant l’équipement funéraire de Siptah. Nous serons alors dans l’impasse.
— Et vous devrez révéler que la confrérie peut quand même s’acquitter de cette tâche, mais au prix d’un délai supplémentaire.
— Autrement dit, Seth-Nakht comprendra que la Place de Vérité possède la capacité de produire de l’or. Mais son maître d’œuvre accepte-t-il que la régente dévoile ce secret ?
— Si la régente devient pharaon et continue à protéger le village, pourquoi pas ?
— Même en appliquant cette stratégie, je ne suis pas certaine de triompher.
— Merci de votre franchise, Majesté.
— Quelle décision prends-tu, maître d’œuvre ?
— Puisque vous me demandez d’embellir l’équipement funéraire du pharaon défunt, je n’ai aucune raison de refuser.
Taousert masqua son émotion.
Une nouvelle fois, elle perçut Paneb comme un homme d’État de grande envergure, mais à la place qu’il occupait, ne l’était-il pas déjà ?
— Majesté... Quel sera votre sort en cas d’échec ?
— Je l’ignore et je ne m’en soucie pas. Tout ce que je souhaite, c’est éviter au pays une guerre préventive qui serait un désastre. Je n’ai aucune autre raison de lutter pour le pouvoir.
Paneb sut que la reine Taousert était sincère. À cet instant, elle lui parut fragile, tant elle avait besoin de réconfort.
S’il l’avait prise dans ses bras, sans doute n’aurait-elle pas résisté. Mais elle était la reine d’Égypte et la régente des Deux Terres, et lui le maître d’œuvre de la Place de Vérité.
Ce qu’ils avaient à construire ensemble était plus important qu’une passion sans lendemain, puisqu’il ne quitterait jamais le village ni la confrérie.